Un édito "mordant" publié à "l'actualité juridique du droit administratif"

"Mobilier national : cave canes

Philippe Yolka, Professeur à l'université Grenoble-Alpes

Service à compétence nationale rattaché au ministère de la culture, le Mobilier national est notamment chargé de garnir les résidences des princes qui nous gouvernent (sur la mise en dépôt, C. patr., art. D. 113-11 et s.) ; à ce titre, il se trouve de temps à autre confronté à la disparition d'objets de valeur, certains « serviteurs de l'Etat » ayant tendance à se servir. Il s'agit d'un problème récurrent, dénoncé par les magistrats de la rue Cambon, et qui n'épargne pas nos plus hautes institutions (v. obs. C. comptes sur le budget 2009 de l'Elysée). Créée voici une vingtaine d'années, une commission de récolement se livre à un travail de fourmi pour recenser les meubles déposés et ceux manquant à l'appel. Selon des chiffres provisoires, feraient par exemple défaut, sur 5 600 oeuvres réparties dans les résidences présidentielles, plus de 600 pièces.

C'est bien triste et ça n'est pas tout (voire toutou). Car à « l'évaporation administrative » s'ajoutent les dégradations, dont certaines laissent franchement pantois. D'après une information révélée en juillet par Mediapart, largement relayée et non démentie depuis lors, les chiens de l'ancien président Nicolas Sarkozy - qui ont visiblement de l'estomac et les dents longues - se seraient ainsi aiguisé les crocs sur des éléments précieux du Mobilier national, quand leur propriétaire occupait l'Elysée ; en l'occurrence, sur ceux du Salon d'argent, joyau de l'Empire transmis à la République, celui-là même où Napoléon signa son abdication (et où, accessoirement, l'inimitable président Félix Faure rendit son dernier soupir en galante compagnie). L'histoire ne dit pas si c'est un soir de Bérézina électorale que s'est manifestée pareille férocité, digne du Sarcosuchus imperator (redoutable saurien préhistorique). Ça n'a rien d'impossible, tant la méchante humeur des canidés dénonce en général le mauvais poil du maître (« On n'est jamais trahi que par les chiens », écrivait Alphonse Allais).

Cet horrifique épisode a de quoi faire légitimement grogner le contribuable. Les frais de restauration - si l'on ose l'expression - s'élèvent à une coquette somme, qui se chiffrerait en (nombreux) milliers d'euros. Or, l'ancien président n'a, semble-t-il, aucune intention de régler la facture (et seuls des farceurs proposeront que l'UMP l'acquitte). Autant dire que l'Etat risque d'avoir un mal de chien à rentrer dans ses frais.

Voilà qui soulève diverses interrogations pour le juriste. Une première concerne le droit public financier : pourquoi les dépenses de remise en état (ici, des « frais de gueule », sinon de bouche) ne seraient-elles pas prises en charge par la présidence, alors que les institutions dépositaires les assument en principe ? C'est une anomalie qu'a récemment flairée la Cour des comptes (rapport sur le budget 2013 de l'Elysée) et qu'il importerait de corriger au plus vite.

Une deuxième question va plus loin, qui consiste à se demander pourquoi un ancien chef de l'Etat - actionné au civil, voire au pénal dans une hypothèse de ce genre - ne devrait pas personnellement mettre la main à la poche. Si des plaintes ont déjà été déposées pour disparition d'objets (une vingtaine concernerait Matignon), on ne voit pas pour quelle raison il en irait autrement en cas de dégradation, sachant que le code pénal offre une base de poursuites (C. pén., art. 322-3-1) et que la réitération de telles incivilités n'incite pas à faire comme si de rien n'était (un canapé sis place Beauvau aurait subi le même sort, en d'autres temps).

Mais cela supposerait bien sûr que soit tranchée une troisième (et grave) question : l'immunité du président de la République à raison des actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions s'étend-elle aux forfaits des molosses du Palais ? Il y a là, pour la doctrine constitutionnaliste, un bel os à ronger.

Mots clés :
DOMAINE * Police domaniale
PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE * Statut * Immunité" 

Actualité juridique du droit administratif (AJDA), semaine du 22 septembre 2014, p. 1737

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